Un jeu sur l’ambivalence permanente

Il est riche d’assister à une version d’opéra où tous les corps de métier de la mise en scène […] semblent être en parfaite symbiose. Cette collaboration […] est un chef d’œuvre.

Ôlyrix, Anne Heijboer, février 2018

L’opéra Didon & Énée de Purcell comporte de nombreuses facettes ainsi que des mystères, qui permettent à des lectures différentes d’en éclairer un aspect sans jamais les épuiser tous, ceci avec une profondeur qui nous touche à travers les siècles, ce qui est bien la marque des chefs d’œuvre.

Extraits de «Didon & Énée» par Othello Vilgard

Didon ou les partitions de l’âme, par Catherine Kollen

En 2018, l’Arcal a travaillé sur le thème « Les partitions de l’âme » au sein de deux spectacles en création : Didon & Énée et Le Cas Jekyll. Le concept de « partition » a d’abord été exploré au sens des divisions de l’âme en parts disjointes, avec toutes les relations que ces parts nouent entre elles : harmonieuses et intégrées ou conflictuelles et s’ignorant, s’utilisant, se rejetant, se dévorant, jusqu’à la mort. Le concept de « partition » a aussi été exploré comme le rapport à ce qui est écrit, c’est-à-dire le Destin, et l’étendue ou les limites de la liberté humaine pour jouer ce qui est écrit ou l’écrire soi-même. Enfin, le lien entre les divisions de l’âme et ce destin, et la part qu’y joue notre aveuglement ou au contraire l’élargissement de notre conscience.

L’opéra Didon & Énée de Purcell comporte de nombreuses facettes ainsi que des mystères, qui permettent à des lectures différentes d’en éclairer un aspect sans jamais les épuiser tous, ceci avec une profondeur qui nous touche à travers les siècles, ce qui est bien la marque des chefs d’œuvre.

S’appuyant sur L’Énéide de Virgile, poème épique de l’Antiquité romaine qui glorifie la destinée du troyen Énée comme ancêtre mythique des empereurs romains, le librettiste anglais de Purcell Nahum Tate modifie au 17e siècle certains éléments et ajoute aux déesses et dieux latins trois sorcières très shakespeariennes. De plus, il écrit un chœur d’une grande importance dans l’œuvre, tantôt courtisans, sorcières ou commentateurs à la façon antique, et dont le commentaire sobre de la scène de séparation : « Les grandes âmes conspirent contre elles-mêmes et refusent le remède qu’elles désirent le plus » met en lumière de façon très contemporaine les contradictions internes propres à chaque être humain.

La fabrique du sens propre à chaque époque : les forces invisibles

Ainsi, s’appuyant sur ces éléments constitutifs, nous souhaitons mettre en perspective la façon dont chaque époque à l’œuvre dans cet opéra invente une explication pour les forces invisibles qui tirent les ficelles de nos comportements, c’est-à-dire crée du sens pour combler les brèches de sa représentation du monde :

-Pour l’Antiquité, les humains subissent les dommages collatéraux des conflits des Dieux – Dieux eux-mêmes soumis aux impératifs du Destin.

Dans L’Enéide, Virgile se modèle sur les poèmes d’Homère et donne une suite à L’Iliade, racontant comment après la chute de Troie, le prince troyen Énée, fils de Vénus et du mortel Anchise, s’enfuit et apprend qu’il est destiné à fonder une nouvelle Troie sur les rivages italiens qui conduira à la future Rome.

Mais c’est sans compter la haine de Junon, qui n’a jamais digéré la pomme de la Discorde, donnée par le berger Pâris à Vénus pour désigner la plus belle d’entre les 3 déesses Vénus, Junon et Minerve – ce qui déclencha l’enlèvement d’Hélène et la guerre de Troie, et l’ire de Junon, perdante du concours et outragée en tant que protectrice des mariages.

Énée ayant la double faute d’être troyen et fils de Vénus, Junon va provoquer des tempêtes en mer (on pense ici à L’Odyssée d’Ulysse) pour le détourner de son but. Le naufrage d’Énée sur les côtes de Carthage, ville consacrée à Junon, va pousser cette dernière à essayer de tromper Vénus par la promesse d’un mariage d’Énée avec la reine carthaginoise Didon dans une grotte. Vénus accepte sans être dupe, puis envoie Jupiter rappeler Énée à l’ordre de son Destin. La Renommée vient réveiller les fureurs du roi nubien Hyarbas qui convoitait Didon. De là s’ensuit la chute tant amoureuse que politique de Didon.

-Pour le 17e siècle, les sorcières représentent une figure fantastique de ce qui annonce la mort et précipite le destin malheureux des humains.

Parmi les sources d’inspiration de Nahum Tate, on pense inévitablement à Shakespeare (1564-1616) dont il a adapté des pièces dans les années 1680, et aux trois sorcières qui annoncent à Macbeth son Destin.

De fait, les magiciennes au sens large sont déjà présentes en littérature dès l’Antiquité (avec Circé ou Médée) mais surtout dans les grands cycles du Moyen Âge, représentatives de la « matière bretonne » comme les fées Morgane et Viviane dans Les Chevaliers de la table ronde, contrairement à la « matière française » qui n’inclut pas de fantastique dans ses poèmes épiques tels que La Chanson de Roland. Les sorcières et plus généralement le fantastique et la féérie –« fairy » – seraient-elles consubstantielles à l’imaginaire « breton/britton », qu’il soit celte ou anglo-saxon ? Les productions anglo-saxonnes récentes de fantasy (heroic fantasy ou space fantasy) telles que Harry Potter, Game of Thrones, Le Seigneur des Anneaux, La Guerre des Etoiles, Percy Jackson qui redonnent vie aux sorcières, dragons et autres monstres semblent le démontrer encore.

Hors de la littérature, on peut noter aussi que les années 1580-1700, où ont œuvré Shakespeare puis Purcell, ont été la période la plus intense de la chasse aux sorcières dans la réalité sociale et politique de l’Europe.

Il est intéressant de noter une filiation presque directe des sorcières par rapport à l’Antiquité ; le terme «fée», dont les sorcières sont la version maléfique, vient du mot« fata » issu de «Fatum» : Destin en latin. Or, dans l’Antiquité, les gardiennes et exécutrices du Destin sont les trois Moires en Grèce (moïra : «destinée»), devenues les trois Parques à Rome, qui dévident le fil de la vie de chaque homme : la «fileuse» préside à la naissance, la «tireuse au sort» au déroulement de la vie, «l’inflexible» coupe le fil au moment de la mort. 

Dans cette optique, les sorcières s’apparenteraient à des annonciatrices et/ou des exécutrices du Fatum, donc du rapport au Destin mais aussi à la mort, et iraient par trois : celles de Purcell ne font pas exception, avec la Magicienne et ses deux Sorcières, qui vont précipiter la chute de Didon. C’est aussi une divinité « à trois formes », Hécate, qui est déesse des passages entre les mondes (accouchement, mort, carrefours) en Asie Mineure, puis de la magie et de la sorcellerie à Rome, imagerie poursuivie au Moyen Âge et au-delà ; même Shakespeare la fait apparaître nommément parmi les sorcières de Macbeth.

-Pour notre époque contemporaine, le regard se fait plus intérieur : c’est dans la psyché humaine que se trouvent les clés de compréhension de nos destins – sans nul besoin d’intervention divine ou maléfique.

« Une situation intérieure qui n’est pas rendue consciente resurgit de l’extérieur en tant que Destin » : c’est ainsi que Carl Jung (1875-1961) décrit l’engrenage fatal de l’inconscient vers le drame.

Les douleurs et peurs qui nous dépassent et menacent notre intégrité entraînent une surcompensation dans nos mécanismes de défense corporels, émotionnels, psychiques et intellectuels : cette surcompensation, si elle n’est pas soumise à un travail conscient, va transparaître à l’extérieur à travers notre langage verbal ou corporel et nos actions, projetant l’ombre en creux de nos peurs, et va provoquer finalement ce que nous redoutons le plus.

Les travaux de Jung sur l’ombre que chaque être humain porte en lui et projette à l’extérieur plaident pour une prise de conscience, une acceptation et une intégration de toutes nos parties, dans un mouvement de complétude qu’il appelle individuation. Cette vision complète celle de Freud sur le refoulement et le clivage de parties de nous-même dans l’inconscient.

Les recherches actuelles explorent les mécanismes entre conscience, émotions, croyances et renforcement.

Ainsi par exemple, les sciences cognitives et comportementalistes mettent en lumière le lien entre croyances internes, comportements et événements extérieurs : si une personne croit qu’elle est inintéressante (croyance), elle se mettra en retrait, bafouillera, parlera d’une voix hésitante (émotion et comportement), donc ne sera pas écoutée (réaction de l’environnement), ce qui renforcera sa croyance, créant une spirale négative.

Parmi les nombreuses recherches de neurosciences associées aux sciences humaines, on peut citer le neurologue Antonio Damasio qui examine le rapport entre corps, émotions, esprit et conscience de soi : il montre ainsi comment les sensations de notre corps et la cartographie mentale que nous en avons contribuent au sentiment de soi et à la conscience, comment les émotions font partie du processus de décision et de l’intelligence, et a émis l’hypothèse que la conscience serait ni fixe ni située à un endroit mais fluctuante, apparaissant en fonction de la synchronisation d’un nombre suffisant de neurones entre eux sur la même fréquence, ce qui implique a contrario que le reste des activités neuronales existantes est inconscient pendant ce temps- là.

Eyes wide shut

Ce qui est frappant dans l’opéra, c’est que Didon ne dit qu’une phrase pendant toute la scène de séduction d’Énée : Fate forbids what you pursue (Le Destin interdit ce que tu poursuis). Le reste de la scène, ce sont d’autres qui vont parler à sa place (le chœur, Belinda). Didon et Énée sont donc au courant de la mission assignée à Énée en Italie, mais choisissent d’occulter cette connaissance – elle reviendra comme un boomerang avec d’autant plus de force.

En donnant à voir dans l’opéra la façon dont les acteurs foncent « les yeux grands fermés » vers une voie sans issue, nous explorons aussi ce que nous ne voulons pas voir ni entendre, mais qui alimente nos peurs secrètes et fait advenir nos pires cauchemars dans la réalité.

Le chœur « Les grands esprits conspirent contre eux-mêmes et refusent le remède qu’ils désirent le plus » met en lumière que le combat est d’abord en soi : ainsi avons-nous choisi d’apporter notre regard contemporain en internalisant les conflits, avec pour chaque personnage de la Cour son complément dans l’ombre.

Il s’agira de mettre en ombre et lumière le jeu entre les différentes forces qui nous habitent et d’explorer comment cela entraîne ce qui nous arrive, de l’intégration à la désintégration, du refoulement à la dévoration…

La grotte illustre bien cette superposition des visions : abritant les amours d’Énée et de Didon chez Virgile, elle devient l’antre des sorcières chez Purcell, tandis que nous jouerons avec son symbole baroque de l’espace mental.

Les Chimères

Pour le chœur, qui a un rôle pivot dans l’œuvre, la figure des Chimères a été travaillée : figure composite à la tête de lion, au corps de bouc et à la queue de serpent, soit l’assemblage d’éléments qui n’existent pas dans la réalité, Chimère représente dans l’Antiquité le fait de prendre ses désirs pour la réalité. 

Les courtisans, grimaçants comme un masque phénicien, sont toujours là pour caresser le souverain dans le sens de ses désirs, semblant encourager les protagonistes dans leurs penchants les plus fous, puis être leurs pires cauchemars. 

Enfin, au moment où le drame bascule, ils reviennent à un rôle de commentateurs, antiques et contemporains à la fois. 

Ainsi, dans un même rapport distordu à la réalité, les chimères nées des désirs convoquent les peurs, sœurs jumelles machinistes d’une danse macabre entre l’héroïsme et la mort.

Une scénographie de l’irréalité et de la mémoire

Les lumières et la scénographie inspirée des installations en tulle d’un Robert Irwin mais aussi des toiles baroques – avec la grotte comme allégorie baroque de l’espace mental – permettront de jouer sur l’opacité et la transparence, mais aussi la translucidité et l’aveuglement, le brouillage entre réalité et imagination, la mémoire et l’effacement.

Didon, une femme au pouvoir

Dans cette œuvre hantée par Shakespeare, nous faisons un parallèle entre Didon, reine encerclée sur sa presqu’île par des rois africains qui veulent soit l’épouser soit lui faire la guerre, et Elizabeth 1e d’Angleterre, reine sur son île encerclée des rois européens qui avaient la même idée – d’autant que sa religion représentait un danger pour l’Europe majoritairement catholique.

Cette dimension politique de Didon et la situation de Carthage, colonie phénicienne en Afrique, ne doivent pas être oubliées, d’autant qu’au 17e siècle deux conceptions de Didon existaient au théâtre ou en littérature : la « chaste Didon » fidèle à son défunt mari qui se suicide pour échapper au mariage avec le roi africain Hyarbas sans mention d’Énée, ou la Didon amoureuse d’Énée issue de Virgile. Il faut garder en mémoire qu’en perdant Énée, Didon perdait également son bouclier armé et diplomatique : dès le lendemain, Hyarbas mènerait l’attaque contre Carthage.

Les nombreux portraits d’Elizabeth 1e nous montre comment elle a dû surreprésenter son pouvoir pour être crédible en tant que femme gouvernant, en augmentant le volume de sa personne par des robes volumineuses et symboliques, collerettes géantes, coiffes extravagantes et voiles sophistiqués.

Dans cet environnement très anglais, mélange d’oppression et de fantastique, il nous a semblé voir et entendre déjà les sorcières murmurer à l’oreille de Didon.  (Portrait d’Elizabeth 1e|Isaac Oliver & Marcus Geeraerts 1600-02)

Une triade féminine

Ecrite comme un miroir aux trois sorcières, la triade de Didon avec Belinda et la Deuxième Dame nous permet de caractériser chacune. Par quelques discrètes allusions, Didon & Énée fait une référence à une autre triade antique, celle de la Lune, personnifiée par Séléné (la pleine lune, disque argenté), Diane (le croissant), et la noire Hécate (la nouvelle lune, disque noir), cette dernière dotée de pouvoirs de divination et de sorcellerie en liaison avec les Enfers, accompagnée de chiens dévorants et de serpents.

Didon est associée à Diane à plusieurs reprises : dans L’Énéide, la ressemblance à Diane par son port de tête est nommément citée, et dans la scène du Bosquet de l’opéra, Belinda et la Seconde Dame citent toutes les deux la déesse, l’une par rapport à la beauté des forêts giboyeuses pour celle qui aime la chasse, l’autre par rapport à l’épisode tragique d’Actéon, transformé en cerf (symbole de la puissance sexuelle présent dans le Dieu Cornu de nombreuses civilisations) pour avoir vu Diane nue au bain, puis déchiqueté par ses chiens / ses désirs, selon une interprétation tellement en vogue aux 16e et 17e siècles que Shakespeare y fait allusion au début de La Nuit des Rois sans même prendre la peine de nommer Actéon.

Cette triade ainsi que l’étude du livret de Didon & Énée fait se dessiner une polarité entre Belinda, incarnation de la jeunesse, l’insouciance et l’imagination, princesse goûtant les plaisirs sans le poids des responsabilités – et la Seconde Dame, vieille, austère, attachée aux devoirs, dont le refus des plaisirs conduit aussi à la folie ; Cassandre dont personne n’écoute les visions prophétiques par trop amères. Didon, femme et reine, dans la force de l’âge, incarne le juste équilibre entre ces deux pôles, qui est finalement rompu car elle se laisse entraîner par ses désirs et les conseils inexpérimentés de sa sœur.

L’interprétation musicale

L’une des caractéristiques de l’œuvre est sa grande concision : de la déclaration d’Énée à l’abandon de Didon, le drame se traverse en une heure. L’épure du livret, se concentrant sur l’essentiel du piège qui se referme inexorablement sur Didon, et surtout l’écriture musicale, qui cisèle et caractérise chaque instant, avec une grande fluidité, en font une œuvre d’une densité bouleversante, nous laissant déplorer avec le chœur final la mort de Didon.

Afin de retrouver le son de Purcell, des basses de violon seront choisies, avec la même proportion que les premiers violons, afin d’avoir un pupître de basses conséquent, et de pouvoir faire sonner le «ground» (basse obstinée mélodique) si typique de l’écriture de Purcell dans Didon & Énée.

Les chœurs et les danses seront travaillés ensemble, soulignant la référence française. Enfin, le choix d’une soprano pour Didon permet de faire surgir la vulnérabilité de la femme à côté de la fierté de la Reine.

L’opéra en Angleterre au 17e siècle

Didon & Énée est à la fois caractéristique et singulier dans l’évolution de l’opéra en Angleterre au 17e siècle, fortement influencé par le modèle français alors que l’opéra fleurissait en Europe selon le modèle italien prédominant. Si cette influence française est présente, le modèle anglais a cependant des caractéristiques propres.

A l’origine de l’opéra, les masks qui font fureur en Angleterre dès le début du 17e siècle, suite des anciens mummings, déguisements et mascarades, s’apparentent aux ballets de cour dansés par Louis 13 ou Louis 14. A Londres, nobles et souverains déclament des vers et dansent des héros, divinités et allégories, avec des costumes, décors et machines fastueux signés par le grand architecte Inigo Jones influencé par ses séjours en France et en Italie, parfois avec le contrepoint d’un «antimasque» démoniaque.

Avec la guerre civile puis le gouvernement de Cromwell et la montée des puritains, les théâtres anglais sont fermés de 1642 à 1660. Les premiers essais de « drame en musique » (Cupid and Death de Locke et Gibbons, 1653, et The Siege of Rhodes, 1656) gardent un fort lien avec le texte parlé (la mise en musique des récits du second semblant dû à la volonté de contourner l’interdiction de représentation théâtrale mais pas musicale). Cette prédominance du parlé continue à la réouverture des théâtres à la Restauration en 1660, où ce sont des pièces de Shakespeare qui sont adaptées par les dramaturges, alternant le texte parlé avec des interludes de scènes fantastiques où la musique est utilisée pour renforcer l’effet du merveilleux sur le spectateur : tonnerre et éclairs, sorcière volante, fantômes et autres apparitions, avec les nouveautés françaises telles que les décors mobiles vus par les Lords exilés en France à la salle des Machines aux Tuileries. Des opéras français (Ariane et Pomone) sont représentés en 1674 à Londres, suivis par un Psyché créé par une équipe anglaise sur le modèle de celui de Molière et Lully.

L’influence française dans le sujet, le format (on pense à Actéon de Charpentier – 1684), la présence de chœurs et de danses, le prologue en roi soleil, l’ouverture musicale, est aussi nette sur les deux seuls opéras anglais chantés de bout en bout que sont Vénus & Adonis de John Blow (1683-1684) et Didon & Énée d’Henry Purcell (1689).

Didon & Énée fut repris en 1700 inclus entre les différents actes de la pièce de Shakespeare Mesure pour Mesure, retrouvant là l’inclination du public anglais pour la primauté du texte parlé avec des intermèdes musicaux – comme pour les « semi-opéras » du type de Fairy Queen du même Purcell, créé en 1692 et entremêlant chant, danse et texte parlé adapté du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.

Mais Purcell meurt en 1695 et il faudra attendre 1711 et l’arrivée de Haendel pour que l’opéra (en italien cette fois) reprenne de la vitalité à Londres.

Les sources de l’œuvre

L’œuvre est entourée de bien des mystères, puisque la seule source du 17e siècle est un livret publié en 1689, et les partitions existantes datent toutes du 18e siècle, souvent remaniées : manquent notamment la mise en musique du prologue ainsi que la fin de l’acte 2 (avec un chœur et une danse nécessaires selon le schéma des tonalités de Purcell) ; de plus, l’ordre des scènes, les tessitures, les noms des personnages et leurs répliques sont parfois changés.

L’œuvre la plus proche en termes de format et de style, Vénus & Adonis de John Blow, ayant été créée à la Cour d’Angleterre en 1683-84 puis repris en 1685 dans le même pensionnat de Chelsea dirigé par Josias Priest, maître de ballet, par les jeunes filles de l’établissement, il serait logique que Didon & Énée suive le même schéma : l’hypothèse actuelle la plus prisée est la commande effective de la Cour à Purcell de Didon & Énée, suivie soit de représentations à la Cour non documentées en 1684, soit de l’annulation des représentations prévues à la Cour en 1685 à cause du décès du roi Charles 2, avec des représentations à la Boarding School de Chelsea en 1688 ou 1689.

Un prologue pour Didon & Énée

Les fonctions d’un prologue d’opéra sont multiples au 17e siècle : il s’agit de glorifier le pouvoir politique sous forme d’allégorie (l’arrivée du Soleil qui chasse l’Envie dans Cadmus et Hermione de Lully), ou de mettre en exergue les thèmes et allégories à l’œuvre dans l’opéra (la dispute sur qui est le plus puissant entre Vertu, Fortune et Amour dans Le Couronnement de Poppée de Monteverdi). Nous lui rajoutons une fonction : celle de rappeler aux spectateurs du 21e siècle les références implicitement connues des spectateurs au 17e, avec des extraits de L’Énéide de Virgile traduits par le dramaturge anglais John Dryden au 17e siècle (qui collabora avec Purcell sur King Arthur).

Le prologue édité dans le livret de Didon & Énée s’apparente à ceux des tragédies lyriques sous Louis 14, sur le thème du « Roi-Soleil », avec littéralement le soleil Phœbus qui sort du lit épicé de l’Aurore et va répandre sa grâce sur le Jour, apportant le printemps, tandis que c’est la nuit qui est enchantée par Vénus et le pouvoir charmant et ravageur de l’Amour sur les hommes et les Dieux.

Nous avons reconstitué la musique de la première moitié du prologue à partir d’airs, chœurs, ouvertures et danses de Purcell extraits de Fairy Queen, Timon of Athens, The Double Dealer.

Nous nous sommes également inspirés d’un autre fait relaté dans Les Fastes d’Ovide : six ans après la mort de Didon et la chute de Carthage, sa sœur (Anna dans L’Énéide, Belinda dans l’opéra) est venue en Italie, et Énée lui aurait accordé une hospitalité généreuse, à tel point que sa femme Lavinia en aurait été jalouse. Un jour de fête était célébré tous les ans en l’honneur d’Anna par les Romains en mémoire de son aide apportée aux Plébéiens privés de vivres. Ainsi les 15 mars, près du Tibre, les couples allongés dans l’herbe récitent des vers, chantent, boivent et dansent dans une ambiance joyeuse : il est même coutume que les jeunes filles chantent des chansons grivoises en souvenir d’un tour qu’elle aurait joué à Mars amoureux.

Nous avons retranscrit ce séjour de Belinda à la Cour d’Énée en Italie avec le Prologue de Didon & Énée chanté par Énée en Roi-Soleil après ses victoires guerrières en Italie, avec le If love’s a sweet passion de Purcell qui reste dans le thème du Prologue original des maux et plaisirs de l’amour, ainsi qu’avec un extrait de La Nuit des Rois de Shakespeare, qui fait un clin d’œil au lien entre musique et amour, et cite Actéon déchiqueté par ses désirs/chiens – allusion à la scène du Bosquet de l’Acte 2 de l’opéra.

Enfer et transcendance

Enfin, Énée étant parti de Carthage sans soupçonner le Destin tragique de Didon, Virgile dans L’Énéide lui fait apprendre la nouvelle lors d’une descente aux Enfers où il croise l’ombre de Didon – il fait partie du club très restreint des héros qui ont pu remonter vivants des Enfers, comme Orphée, Hercule, Bacchus, Thésée (et Ulysse qui parle aux ombres mais n’y descend pas). Cette épreuve appelée « catabase » marque une étape décisive dans l’initiation et la formation du héros des épopées antiques, où cette visite symbolique du passé des autres âmes ou de l’intérieur de son âme apporte au héros une plus grande connaissance de lui-même en surmontant peurs et douleurs.

Clin d’œil à Énée dans La Divine Comédie, Dante se fait guider en Enfer par Virgile lui-même, et doutant d’avoir la valeur d’Énée, reprend courage aux paroles de Béatrice pour plonger aux Enfers : il finit par ressortir par le Purgatoire puis le Paradis et constater que « l’Amour fait tourner le soleil et les autres étoiles », comme le suggère le prologue de Didon & Énée.

Dans le prologue que nous proposons, la descente aux Enfers d’Énée sera d’apprendre la nouvelle par la représentation de l’opéra Didon & Énée qu’a écrit Belinda. Comme elle l’annonce par le Sonnet 18 de Shakespeare, c’est son moyen d’honorer la mémoire de sa sœur et de la rendre immortelle, c’est la transcendance de la création artistique et du chant, comme le dit Maÿlis de Kerangal dans Réparer les vivants : « C’est un chant de belle mort. Non pas une élévation, mais une édification […qui la] propulse dans un espace post mortem que la mort n’atteint plus, celui de la gloire immortelle, celui des mythographies, celui du chant et de l’écriture. »

L’argument

Prologue : Belinda, la sœur de Didon, arrive en Italie six ans après la mort de sa sœur et la chute de Carthage. Elle y trouve Énée qui célèbre sa victoire sur les peuples du Latium, par une allégorie du soleil (Phœbus) et de l’amour (Vénus) qui répandent leurs grâces sur le jour et la nuit. Par le spectacle qu’elle a écrit, Belinda va raconter à Énée comment leur histoire s’est terminée pour Didon.

Opéra : Elissa, surnommée Didon, reine fondatrice de Carthage, colonie phénicienne sur les rives africaines, est tombée amoureuse du prince troyen Énée, naufragé sur ses côtes après avoir quitté Troie en flammes assaillie par les armées grecques. Sa sœur Belinda devine son secret. Les courtisans s’en réjouissent, malgré les visions funestes de la Deuxième Dame. Quand Énée se déclare, Didon lui oppose la destinée révélée au prince d’aller recréer Troie en Italie – la future Rome. Mais leurs désirs l’emportent et ils cèdent à la puissance de l’amour. Énée voudra-t-il vraiment échapper à son destin de héros auprès de son peuple ?

Distribution

Direction musicale & violon Johannes Pramsohler
Mise en scène Benoît Bénichou
Mouvement Anne Lopez
Dramaturgie & direction artistique Catherine Kollen
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Collaboration à la scénographie Lara Hirzel
Lumières Caty Olive
Costumes Alain Blanchot
Maquillage & coiffure Elisa Provin
Adaptation musicale Frédéric Rivoal & Johannes Pramsohler
Édition Brian Clark
Chef de chant Frédéric Rivoal
Diction anglaise Philip Richardson

Avec les chanteur·euse·s
Didon,reine de Carthage (Vénus, Magicienne) 
Chantal Santon Jeffery ou Deborah Cachet
Énée, prince troyen (Phœbus, l’Esprit, le Marin) 
Yoann Dubruque ou Romain Bockler ou Fabien Hyon
Belinda, sœur de Didon (2e Néréide, 1e sorcière) 
Daphné Touchais ou Anna Wall
Seconde Dame (1e Néréide, 2e sorcière)
Chloé De Backer ou Anna Wall

Ensemble Diderot – direction & violon Johannes Pramsohler
Naomi Dumas, Mario Konaka (violons 1)
Roldan Bernabé-Carrion, Maya Enokida, Guillermo Santonja di Fonzo (violons 2) 
Alexandre Baldo, Yun Hwa Lee (alti)
Cécile Vérolles (basse de violon & continuo)
François Gallon, François Leyrit (basses de violon)
Frédéric Rivoal (clavecin & continuo)

Chœur de l’Ensemble Diderot (courtisans et sorcières)
Clémence Carry, Jaia Niborski, Apolline Raï-Westphal (soprani) Manuela Rovira, Fanny Valentin, Juliette Vialle (alti) Thomas Lefrançois, Damien Rivière, Marco Van Baaren (ténors) Louis de Boncourt, Andrés Prunell Vulcano, Henni Tekki (barytons/basses)

Equipe technique Arcal
Stéphane Holvêque (régie générale), Ugo Coppin (régie lumière), Rémi Remongin (régie plateau), Luigi Legendre (régie orchestre), Elisa Provin (habillage – maquillage), Virginie Lacaille (maquillage)

Réalisation des costumes
Brice Wilsius, Simon Huet, Emeline Porcu, Nagai Haruka, Cédric Anezo, Eva Garcia Calzada

Fiche technique

Durée 1h15 sans entracte
Opéra chanté en anglais, surtitré en français
Public adultes & en famille , dès 9 ans.
Scolaires CM avec préparation, collèges, lycées.
Technique opéra avec fosse, 36 personnes en tournée.

Production

Production Arcal, compagnie nationale de théâtre lyrique et musical
Coproduction Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines Scène nationale
Partenaires artistiques Ensemble Diderot
Résidence de création Théâtre Sénart Scène nationale
Soutiens Arcadi Île-de-France, Spedidam
Mécénat Fondation Orange – partenaire de l’Ensemble Diderot et de Didon & Enée

Dates

Plus de représentation à venir pour cette saison.

Historique des représentations

Les autres spectacles